Écriture contemporaine

Dans cette section se trouvent deux réflexions sur l’écriture musicale contemporaine de Roger Vuataz.

 

1.- COMMENT COMPOSENT-ILS ? RÉPONSE DE M. ROGER VUATAZ

 

2.- INTERVIEW DE ROGER VUATAZ, par Pierre MEYLAN (extrait de la Revue Musicale Romande, novembre 1960)

 

COMMENT COMPOSENT-ILS ? RÉPONSE DE M. ROGER VUATAZ

Pour composer je n’ai pas de méthode ; chaque œuvre est un cas particulier ; pourtant quelques circonstances se sont produites plusieurs fois. Un malaise (physique ou mental… je ne sais) m’envahit avant l’accouchement de l’ouvrage dont j’ai le désir.

Le travail commence par quatre ou cinq essais déchirés aussitôt ; ce sont des platitudes. Des choses apprises. Puis la substance dont l’œuvre sera faite prend corps en même temps que sa notation juste et à l’instant la forme architectonique de l’ensemble se dresse devant mon esprit. Volontairement j’en reste là le premier jour. Si, le lendemain, je retrouve ce dernier essai comme une chose bonne et bien à moi, la besogne commence et l’œuvre naît d’un jet. 

S’il arrive qu’un problème technique ne trouve pas sa solution spontanée, c’est le matin suivant a premier réveil qu’elle s’impose, ou au milieu d’une conversation qui n’a rien a voir avec la musique. Pendant la création même, je crois être tout à fait conscient et lucide, au point de pouvoir expliquer la raison acoustique de chaque note écrite ; mais après, devant le papier noirci, je ne sais plus comment j’ai fait et j’ai l’impression que je ne pourrais plus le refaire.

Je me sers du piano pour composer ; on gagne du temps, on repousse les bruits ambiants et l’invention est sans cesse excitée ; mais j’ai composé souvent en plein air et en chemin de fer. En ce qui concerne l’orchestration, je puis l’écrire dans n’importe quel vacarme. (Bien sûr, je préfère le silence !) Je perçois le mélange des timbres et la disposition orchestrale d’une façon si lucide que j’écris mes partitions comme un copiste les copierait une fois terminées. D’ailleurs, pour moi, toute pensée musicale mise au point porte en soi son orchestration.

Encore un mot. Quand je n’ai pas l’idée, le désir d’une œuvre à réaliser, (les romantiques disaient : l’inspiration) je ne puis aligner trois notes qui me donnent le sentiment de la musique ; mais trois sons émis au hasard sont capables, parfois, de déclencher l’inspiration. Autre phénomène bizarre, quand je suis bien en forme pour composer, la plus banale des lettres me donne beaucoup de mal à écrire ; et (la réciproque est vraie) impossibilité de composer quand je suis en forme pour écrire… ce que je crois être du français.

Roger Vuataz

P.S. – La substance musicale est création de l’instinct ; elle échappe à toute explication. La forme donnée à cette substance est le fait de l’intelligence. L’œuvre artistique est fille de la sensibilité, faculté où s’harmonisent instinct et intelligence.

 

INTERVIEW DE ROGER VUATAZ, par Pierre Meylan

Extrait de la Revue Musicale Romande, novembre 1960

 

- Comment travaillez-vous à une œuvre musicale ? Avez-vous une méthode de travail particulière, utilisez-vous le piano pour composer et dans quelles circonstances se crée l’œuvre ?

Je compose au piano parce que c’est le moyen le plus sûr d’éliminer les bruits qui me dérangent et le plus rapide pour contrôler ce que j’entends mentalement ; le moyen n’est dangereux que pour les virtuoses qui ont des automatismes digitaux et pour les improvisateurs qui n’en ont pas moins. D’ailleurs les maladresses d’écriture des compositeurs qui se vantent de composer sans le secours du piano m’ont toujours frappé. Mais j’ai écrit aussi quelques œuvres de cette manière, par exemple, mes Huit poèmes d’Orient, installé sous des cèdres qui, hélas, n’étaient pas du Liban !

Ceci dit, j’ajoute que je n’ai pas de méthode digne d’être signalée parce que je suis incapable d’aligner deux notes quand je n’ai pas d’idée, mais apte à noter d’un trait de nombreuses pages quand l’inspiration me visite. Eh ! oui, je crois à l’inspiration ! Je m’excuse, cela fait très vulgaire aujourd’hui ! Il peut arriver qu’avant la fin d’une période, d’un mouvement, tout soit stoppé, comme une voiture en panne d’essence sur une belle route de montagne. En général, j’ai la chance de pouvoir écrire très vite quitte à corriger, retoucher le lendemain. Ainsi ma plus grande œuvre, l’oratio « Jésus », d’une durée de plus de deux heures, a été composé (poème et musique) du 7 février au 27 avril 1949, tout en faisant face à mes obligations professionnelles.

- Dans votre œuvre, je remarque une prédominance d’ouvrages de grandes dimensions, suite et poèmes symphoniques, oratorios, œuvre pour chœur et orchestre. Pourriez-vous nous dire si cela correspond à une prédilection particulière de votre part pour la forme orchestre ou si vous aimez tout autant vous exprimer par le moyen d’œuvres de chambre (vous avez écrit de nombreuses sonates, mais, sauf erreur, pas de quatuor ?).

Dans les répertoires publiés, on ne cite que les œuvres les plus importantes, d’où l’impression d’une prédominance d’ouvrage de grande dimensions. Dans mon catalogue complet, vous trouveriez au contraire un nombre considérable de petites choses suggérées, exigées par l’une ou l’autre des fonctions que j’ai remplies : organiste, chef de chœur, professeur de piano, conférencier, musicien de radio, etc. Naturellement j’aime les œuvres de grandes dimensions ; les problèmes qu’elles posent sont d’une autre nature. Dix morceaux de trois minutes ne font pas une œuvre de trente minutes. Pour jeter un pont par-dessus une vallée de 300 mètres, un ingénieur se mesure avec d’autres difficultés qu’un architecte dessinant un alignement de petites maisons.

J’ai une prédilection pour la musique symphonique parce que j’entends toujours une mélodie dans la vraie sonorité de son timbre et les accords dans la réalité complexe de leurs sons colorés instrumentalement. Quand j’écris une pièce pour le piano j’ai l’impression de procéder à la réduction d’une musique symphonique.

Les occasions m’ont peut-être manqué d’écrire un plus grand nombre d’œuvres de musique de chambre ; et c’est à coup sûr la conscience de la difficulté de l’écriture du quatuor à cordes qui m’a fait surseoir à la réalisation d’un Divertimento auquel je pense depuis plus de vingt ans ! J’attends de pouvoir disposer de trois mois, sans autres soucis !

- Quelle est, à votre avis, l’œuvre qui vous a donné le plus de satisfaction et vous l’attribuez à des raisons uniquement artistiques ?

L’œuvre à laquelle on travaille est toujours celle qui donne le plus de satisfaction ; celle que l’on va commencer est toujours la plus belle de celles qu’on aura faites, sans quoi il n’y aurait aucune raison de la commencer (sauf pour ceux qui rabâchent). Dans la perspective du souvenir, je ne puis affirmer avoir eu plus de satisfaction à composer l’oratorio « Jésus » qu’à écrire l’opéra bouffe « Monsieur Jabot ». C’est dire que ma joie intérieure a des causes essentiellement musicales (et non morales comme si j’estimais qu’il était plus digne de se réjouir d’accoucher d’un oratorio que d’une opérette !).

D’autre part, les nombreuses partitions que je reçois en lecture à Radio-Genève m’ont convaincu que le circuit musical international est encombré d’œuvres nouvelles qui ne sont que des essais inachevés. Bonne leçon pour soi-même. Je désire donc consacrer du temps à revoir et perfectionner un certain nombre d’œuvres, profitant d fait qu’elles ne sont pas encore publiées (après l’édition on n’y peut plus rien changer). D’ailleurs pour un compositeur qui ne veut pas se répéter, qui s’efforce de se renouveler dans chaque œuvre (c’est mon vœu) et qui n’écrit que sous dictée de l’inspiration, la technique de la plume est toujours en retard sur la qualité de l’idée, parce que nécessairement la rédaction de l’œuvre nouvelle sert d’exercice é une technique un peu nouvelle aussi ; ce n’est qu’à la fin du travail qu’on possède le métier qu’il aurait fallu avoir au début. D’où la nécessité de remettre sur le métier… La chose n’est pas nouvelle. Boileau a écrit sur cet objet des conseils durables. Ajoutons pour clore qu’à défaut de génie, l’artiste doit imiter l’artisan pour qui la bienfacture est une politesse à l’égard du client.