Conclusion sur un thème unique

Jean Sébastien Bach
ou l’apothéose de la polyphonie

Musique vivante - Musique en liberté II

de Roger Vuataz, édition Slatkine (2000)

EXTRAITS

Pour tous les interprètes, quels qu’ils soient, la musique de Bach pose des problèmes multiples et difficiles (le choix du tempo qui en général n’est pas précisé dans les éditions ou les manuscrits anciens – engage déjà complètement la responsabilité de l’interprète et le choix de la nuance aussi…).

Un exemple : la rigueur métrique et métronomique impitoyable que l’on impose au déroulement des doubles-croches obstinées, sans égard au sens de l’harmonie qui est la vraie force interne du mouvement musicale et qui a besoin d’une certaine élasticité pour se tendre et se détendre et propulser les rythmes dont l’énergie propre détermine la juste dimension des phrases, c’est-à-dire leur durée absolue dans le temps et non leur longueur sur la page blanche où elles sont imprimées en petits points noirs ; ce qui me ramène à l’idée d’Ernst Wiechert : c’est une des grandes énigmes de la vie, qu’un signe noir ait le sens d’un son et que le son, lié à d’autres, ait le sens d’un état d’âme […]

À propos des trois œuvres de Jean-Sébastien Bach et que l’on peut considérer, chacune à sa manière, comme l’apothéose de la polyphonie, j’ajouterai que l’énigme est plus mystérieuse encore lorsque l’on sait que ces signes noirs, n’ont durant des générations rien révélé de l’état de l’âme qu’ils avaient fixé, comme si ces œuvres étaient des temples secrets où l’Esprit devait se retirer un long temps aux yeux des humains.

La dualité de la rigueur et de la fantaisie s’est exprimée dans la Fugue, la forme la plus musicale de toutes avons-nous déjà rappelé. La sévérité de sa structure polyphonique par imitation, selon des lois tonales immuables, est compensée par une liberté de plan sans cesse renouvelée : Bach n’a jamais écrit deux fugues semblables ! On aimerait pourvoir citer comme authentique ce très joli passage de la Petite Chronique d’Anna-Magdalena Bach : C’est une œuvre profondément instructive, que je ne suis en aucune façon capable de discuter ou de commenter […]

En vérité, l’œuvre était si complexe que seul un musicien accompli pouvait apprécier la puissante accumulation de science, de génie et d’inspiration que Sébastien y avait mis […] Une œuvre théorique en somme, elle peut être une accumulation, une statistique, tandis qu’une œuvre d’art est le résultat d’un choix. S’il avait voulu écrire une œuvre didactique, Bach aurait pris un thème qui lui eût permis de donner les exemples les plus simples des procédés ordinaires de l’écriture de la fugue, par exemple de véritables strettes à une ou deux mesures, ce qui n’est pas le cas ; d’autre part il aurait composé au moins une fugue à cinq voix, une autre à huit voix dans la technique du double chœur, que sais-je encore… Mais non, il n’a jamais dépassé la polyphonie à quatre parties pour garder l’unité de l’œuvre. S’il s’agissait d’un trait de composition, le manuscrit de Berlin révélerait que l’auteur n’avait pas de plan d’ensemble, ce qui serait grave !

On a donc dit et redit que l’Art de la Fugue avait été conçu dans l’abstrait, partant du fait que Bach n’avait muni les pièces dont il se compose d’aucune indication instrumentale. Fallait-il, dès lors, par une sorte de purisme et pour rester fidèle aux intentions présumées de l’auteur, s’abstenir de toute transcription sonore ? C’était condamner l’Art de la Fugue à rester lettre morte, accessible seulement à une petite minorité d’initiés capables d’en jouir par la seule lecture […] Et c’est aussi permettre de se perpétuer à la plus grossière erreur. L’idée en effet était répandue d’un exercice purement technique. Dans le feu de l’enthousiasme, j’ai dit et répété, écrit et publié que, dans ses pages, Bach avait consigné toute la science musicale de son temps et exploité toutes les possibilités contrapuntiques, mettant ainsi un point final à la longue histoire de la polyphonie. Avec l’Art de la Fugue, en particulier, je ne puis m’empêcher de songer à ces grains de blé retrouvés dans les tombeaux antiques et qui, remis en terre, ont produit la plus vivante moisson d’épis que l’on n’ait jamais vue.

Après trente-cinq années de conversation avec cette somme d’art et de science, de rigueur et d’audace, je suis arrivé à la conviction qu’il s’agit d’une œuvre de pure imagination, telle qu’un musicien de génie pouvait la souhaiter, à la fin de sa vie. Et le fait qu’elle n’ait été écrite pour aucun instrument prouve d’autant mieux que Bach avait atteint cette euphorie du monde imaginaire où les êtres et les choses échappent à la pesanteur, où la musique la plus belle est délivrée des servitudes instrumentales.

Pour nous, musiciens, il nous faut bien retourner à ces magnifiques servitudes de timbres, d’accents, de nuances, de tempos, de coups d’archet et de coups de langues, pour essayer de comprendre que J.-S. Bach, prophète, a soufflé sur les cendres d’une forme musicale qui avait vécu, pour annoncer la liberté de langage de l’avenir…

Roger Vuataz, texte préparé par Lise Auberson